Dans une pièce rectangulaire de quatre mètres par cinq, un submersible était juché sur deux bras métalliques connectés à des rails au sol. C’était un petit véhicule de forme quasi cubique, de trois mètres de long pour deux mètres de large, à peine plus grand qu’un humain. Le toit du ROV — robot sous-marin contrôlé à distance — était revêtu d’une épaisse coque de protection en acier alors que la partie basse était ouverte, constituée de différents organes mécaniques indispensables au prélèvement en fonds marins : bacs de récupération, dérouleur, engrenage, câble en acier blindé enroulé. Soudés aux arceaux de la structure, deux bras hydrauliques étaient recroquevillés dont les extrémités faisaient penser à des pinces de crabes, à la seule différence qu’ils avaient trois doigts.
— Je vous présente LUCA. Il est loin d’avoir un design moderne mais il remplit chaque fois ses missions. Ron venait de franchir la paroi de la salle de préparation accompagnée de la jeune recrue. — De quand date-t-il ? demanda Luna, visiblement intriguée. — La structure et certains composants mécaniques datent de l’âge du Vaisseau. — En effet, admit Luna. — Mais le plus important, le système d’imagerie, de communication et le système d’acquisition des données ont été renouvelés il y a cinq ans à peine. Ce ROV peut supporter en théorie une profondeur de 15 km. Le câble en acier que vous voyez ici le soutiendra pendant toute son immersion et remontera les données en temps réel. Ron se déplaça vers l’avant de l’appareil et montra du doigt deux sphères noires en dessous de quatre réflecteurs lumineux rectangulaires. — Qu’est-ce que c’est ? demanda Luna, les yeux écarquillés. — Les yeux de l’appareil. Vous connaissez les squilles multicolores ? — Non. Alors que Luna s’était avancée pour scruter les sphères de vision étendue, Ron n’avait pas pu se retenir de l’examiner. Luna semblait véritablement intéressée par le ROV, ou en tout cas, elle jouait assez bien le jeu pour qu’il trouve son comportement crédible. Et en matière de duplicité, Ron avait des compétences durement éprouvées, ayant passé une quinzaine d’années à feindre de s’épanouir sur Yemaya. — Cette technologie est issue des crustacés stomatopodes, développa Ron. Ils ont les yeux les plus performants du monde vivant connu. Cette crevette a douze photo-pigments, alors que l’humain n’en a que quatre. Elle est capable de voir les infrarouges, les ultraviolets et la lumière polarisée linéairement et circulairement. — Je ne comprends pas un mot de ce que vous dîtes. — Imaginons une personne atteinte de daltonisme ou encore de dyschromatopsie partielle, qui voit les teintes rouge en vert, vert en jaune et le violet en bleu. Les gens atteints de cette anomalie, j’entends d’un point de vue biologique, n’ont que trois photo-pigments. Concernant leur traitement de la polarisation de la lumière, c’est assez fascinant. Disons simplement qu’elles ne sont pas sujettes, comme nous, à la réflexion de l’onde lumineuse. Cela leur permet d’avoir un contraste plus délicat, une profondeur de champ plus étendue, sans les reflets que nous subissons, nous humains, et qui brouillent quotidiennement notre vision. C’est un élément déterminant pour l’évolution de son espèce, elle possède des atouts indéniables pour appréhender ses prédateurs de loin tout comme elle peut identifier ses sources de nourriture avec une acuité visuelle ultra-performante. — C’est étonnant ! C’est donc cette technologie que vous avez adaptée sur l’engin ? — En partie oui. Nous n’avons pas réussi à créer autant de photo-pigments mais les yeux que vous voyez là sont amovibles, avec une vision à 360° et peuvent tourner indépendamment les uns des autres. — Génial ! Et ça ? Luna montrait du doigt les bras à l’avant de l’engin. — Ce sont les bras hydrauliques de prélèvements. Lorsque nous aurons positionné le ROV dans un endroit que nous jugerons suffisamment intéressant, ces bras s’étireront jusqu’à une quinzaine de mètres et pourront tirer jusqu’à quatre-vingt-dix kilos à chaque prise. — C’est épatant ! Et comment transmettez-vous toutes ces données ? De formation non technique, Luna paraissait connaître les enjeux techniques de la mission sans en connaître les détails. Ses questions étaient pertinentes et son esprit était doué d’un certain pragmatisme. — Via de la fibre optique que nous avons fabriquée à partir de l’espèce Euplectella, une éponge des abysses. La structure parfaite de son squelette de silice nous permet d’atteindre quasiment 500 terabits/second. Les données sont ensuite stockées dans la banque d’acquisition du Vaisseau via un recoupement structurel automatique. L’algorithme du serveur permet de garder les données les plus performantes et les plus répétées, les clichés les mieux réussis, les paramètres de chaleur et de pression les plus fréquents. — Ah, encore une chose, reprit Ron, sans laisser à Luna le temps de réagir. Ludwig, tu peux envoyer la cape ? fit Ron après avoir reçu un Transa de son collaborateur, cette transmission oculaire connectée à des implants cérébraux que s’échangeaient quotidiennement les Eléments. Reculez-vous, conseilla Ron en mettant ses bras devant Luna. Luna se mit en retrait en observant Ron avec circonspection. Avec une rapidité impressionnante, des tiges métalliques émergèrent des quatre armatures principales et se rejoignirent dans un claquement sec. Le submersible était désormais recouvert d’un maillage de métal, dont l’épaisseur des mailles ne permettait pas d’y laisser passer un doigt. — C’est une cape de protection ? — Oui, elle protège de tout type d’attaques dans les profondeurs. Enfin, de toutes celles que nous connaissons. — Que voulez-vous dire ? Vous avez déjà subi des dommages par le passé ? — C’est arrivé, des attaques frontales de poulpes mais également des décharges électriques. — J’ai du mal à vous croire, avança Luna. — Vous avez entendu parler des poissons électriques, torpilles du Pacifique ou anguilles électriques ? — Oui, ça me dit quelque chose mais je ne les pensais pas si féroces. Y a-t-il vraiment un risque pour vos équipements ? — Vos équipements ? Non, nos équipements, vous faites partie de notre équipe désormais Luna, il faudra apprendre à dire nous. — Je n’y manquerais pas, sourit-elle, d’un air évasif. Ron avait constaté que l’œil de Luna s’était voilé de rouge lorsqu’elle avait émis sa réponse. Elle était en train de vérifier l’information via son système neuro-oculaire. — Nous avons découvert une espèce de poulpes géants qui envoient des décharges électriques de plus de 5000V et 4A, de quoi tuer une dizaine de requins. Inutile de vous dire que lorsque nous avons été attaqués par cet organisme, l’ensemble de nos équipement a cramé et nous avons failli perdre quelqu’un. — Ça aurait pu être tragique… fit Luna, regardant attentivement Ron dans les yeux. Mais, heu… Je croyais que c’était un engin autonome, fit Luna, avec une voix non assurée. Ron regardait la nouvelle machine sans avoir entendu la remarque de Luna. Une chaleur s’était propagée dans sa tunique sans qu’il ne puisse la maîtriser et un mal-être s’était installé en lui. — Est-ce que ça va ? demanda Luna voyant Ron marcher dans la pièce et ouvrir légèrement sa tunique. — Oui, bien sûr, je crois qu’il y a un problème de thermorégulation dans ma tunique. Pour répondre à votre question, nous l’avions adapté en HOV, un sous-marin à manipulation humaine directe, pour tenter d’avoir un meilleur contrôle de l’environnement. Évidemment, nous n’avions pas alors les équipements que vous voyez aujourd’hui. — Quand est-ce que c’est arrivé ? demanda Luna, dont la curiosité s’était accrue. — Il y a sept ans maintenant, fit Ron, d’une voix désormais posée. Il avait remonté sa tunique et avait retrouvé son état émotionnel. — Et cette cape peut intégralement protéger d’une attaque de ce genre à l’avenir ? — Oui, elle est prévue pour. Elle agit comme une cage de Faraday, c’est-à-dire qu’elle est étanche aux champs électriques et électromagnétiques. — Je vois, répondit Luna, en tentant manifestement d’enregistrer la conversation qui se tenait là. Mais du coup, comment commandez-vous cette machine ? À distance ? — Nous avons un Elément qui contrôle cela à merveille. — Mais comment… ? — Ludwig a été formé pour commander LUCA sans manettes. — Vous voulez dire qu’il pilote cet engin par la pensée ? — Exactement. — Mais, ça me paraît impensable. Nous arrivons à peine à ouvrir des portes à distance ici ! Alors j’ai du mal à imaginer qu’un Elément puisse déplacer cette machine à des kilomètres du Vaisseau. — C’est pourquoi nous ne voulons pas perdre Ludwig, il a très tôt perdu l’usage de la parole mais ce qu’il n’a pas en langage, il le compense par une capacité extraordinaire en neuro-manipulation. — Que voulez-vous dire? — Il est né avec une aire motrice supplémentaire hors norme. — Mais encore ? demanda Luna, une nouvelle fois ignorante des termes scientifiques mais qui ne montrait aucun signe d’agacement quelconque. — La partie du cortex moteur qui planifie les gestes est surdimensionnée chez lui. Et l’inhibition de la parole a dû également laisser une plus grande place au cortex pariétal qui permet la localisation du corps dans l’environnement. Mais ceci n’explique pas tout, Ludwig reste un mystère pour la science yemayenne. L’œil droit de Luna s’était obscurci une nouvelle fois et il y avait deux raisons à cela. Soit elle enregistrait la conversation, soit elle vérifiait des informations dans la base de données. Cela n’inquiéta pas Ron plus que cela. Après tout, il n’avait révélé aucune information qui puisse menacer son équipe ou sa mission. Mais ceci confirmait que Luna n’était pas ici en touriste, ses questions pertinentes, sa clairvoyance et son attention toute particulière aux membres de la mission laissaient entendre que sa présence était motivée par un objectif particulier. — Ron, dernière question, peut-être un peu naïve, comment réalisez-vous la mise à l’eau du submersible ? Je ne vois aucun autre compartiment adjacent ni de plateforme de lancement, observa Luna avec lucidité après avoir jeté un coup d’œil autour de la salle du ROV. — Vous avez raison de vous la poser, Luna, vous êtes précisément dans la salle de mise à l’eau. |
L’îlot de la salle d’approvisionnement, lieu aussi froid qu’aseptisé, éclairé par des spots blancs trop puissants, était déjà bondé lorsque Ron l’atteignit. Il dut attendre quelques minutes avant d’accéder à une des cinquante bornes de nourriture, sise devant d’énormes cuves-robots qui malaxaient en permanence la nourriture du Vaisseau. Pour patienter, Ron faisait rouler son bracelet magnétique sur son poignet, mécaniquement. Celui-ci comportait l’identité de son possesseur, sa fonction, ses points de nourriture, ses capacités physiques, bref un compteur de vie magnétique qui lui permettait d’intégrer tous les lieux appropriés. Le bracelet était le lien de dépendance indéfectible à la société, une identité abstraite et un compteur de vie qui résumait de façon tristement réductrice les besoins de tous. En passant son poignet au-dessus du capteur, un écran apparut devant ses yeux et afficha ses données de santé personnelles. Leucocyte, Cholestérol, Glycémie : Normal - Gamma GT : Conforme – TSH : Normal. Pendant ce temps, la dalle rectangulaire sur lequel il se tenait avait enregistré son poids. IMC = 19, corpulence normale. Après avoir scanné les différents paramètres, la dalle afficha le menu choisi : Emulsion d’algues, fusion soufrée de vers, classé SRP. Sans Régime Particulier. Les conditions de santé de Ron ne requéraient pas de nourriture spécifique. Un bol fermé par un couvercle arriva par une des fentes vitrées qui s’ouvraient sur la dizaine de mètres du comptoir. Ron saisit sa nourriture froide et s’assit à une table vide de quatre sièges, près d’un yemen. Il soupira. Consommer son repas dans un lieu bondé l’oppressait. Heureusement, il aimait converser silencieusement avec les voyageurs prisonniers des yemen de l’îlot: de petites particules de poussières, des bactéries pluricellulaires tournoyantes, et très rarement de petits poissons qui se retrouvaient aspirés par l’étroit tube transparent. Alors que Ron s’était mis à consommer son repas sans grand appétit, deux petits vers bioluminescents passèrent avec une lenteur et une fluidité caractéristiques, comme naviguant dans la ductilité d’une huile, et firent rayonner l’espace d’un instant leur teinte lapis-lazulis contre la paroi de verre. Là se jouait un spectacle chaque fois renouvelé, incertain, dont les acteurs surprenaient par leur venue et se distinguaient par la singularité de leur forme et de leur déplacement. Ron passa de longues minutes à fixer ce conduit, où l’océan passait sous ses yeux, prisonnier un instant de cette enclave de métal et de verre, mais s’épanouissant de nouveau lorsque l’œil de Yemaya s’était détourné. Ces organismes marins qui côtoyaient son existence un fragment de secondes le renvoyaient à ses rêves les plus profondément enfouis. Ces dernières années, ses songes n’avaient été nourris que de cauchemars de monstres marins, d’éruptions sous-marines dévastatrices et d’autres chimères encore qui avaient pris forme dans des endroits géographiques indistincts. Pourtant, la nuit dernière avait été différente. Elle était apparue dans un environnement qu’il avait encore du mal à appréhender, mal ordonné, sale et bruyant. Au milieu de cette scène où les gens se mouvaient en cadence dans un bruit incessant, l’image de ses cheveux longs et bouclés, qui virevoltaient au vent et ce déhanchement sous l’entrechoc des tambours, était apparu pour lui comme un objet de curiosité fascinant. Après ce rêve, il ne pouvait s’empêcher d’observer avec dénigrement les gens autour de lui, habillés de la même façon, ces chausses souples et blanches sans éclat, cette combinaison bleue d’une pièce qui les enveloppait comme des bancs de poissons sans charme, dissimulant toute forme comme pour enlever le dernier brin d’unique qu’ils auraient pu détenir. Enfin, il y avait cette collerette étroite qui n’existait que pour marquer la frontière factice entre la tête et le corps. Cette dernière prenait la couleur appropriée pour le grade qu’ils occupaient dans la hiérarchie ; blanche pour les Eléments simples, verte pour les Eléments A, qui dirigeaient une unité, et rouge pour les Eléments H qui étaient à la tête d’une division. Enfin, il y avait leur tête glabre, aussi lisse que les vitres du Vaisseau, femmes comme hommes, pour garantir une unicité des sexes arbitrée, gommant leurs différences biologiques, dans le but saturnien d’une égalité parfaite.
— Alors le grand jour approche, n’est-ce pas ? Ron sursauta lorsqu’il vit l’imposante carrure de Kov se glisser en face de lui. — Oui, nous ne sommes plus loin du lancement, fit Ron, la tête dans son bol. Il n’avait aucune envie de discuter avec cet Elément du service de reconditionnement qui passait son temps — Ron avait déjà interpellé plusieurs de ses conversations — à parler physiologie et performance humaine. — On dit que ce vous allez pêcher fait autant de chaleur qu’une coulée de magma, c’est vrai ? — Je ne pense pas non mais nous allons sur place pour l’observer en tout cas. Ron était surpris que Kov soit au courant de leur expédition. Peut-être avait-elle médiatisée à travers le Vaisseau. Quelques semaines plus tôt, des drones sous-marins envoyés dans les plaines abyssales avaient repéré ce qui était considéré aujourd’hui comme le plus grand espoir de source d’énergie continuelle à Yemaya. Un organisme pluricellulaire, d’un rouge sanguin, avait tout d’abord été identifié par la caméra thermique du drone pour sa température extrêmement élevée. Au départ, l’équipe d’Eleggua pensait que la source de chaleur provenait uniquement d’un dégazage d’un puits hydrothermal ou de la proximité d’une coulée de magma. Mais il n’en était rien. En isolant l’un de ces organismes, ils avaient compris que la source de cette chaleur provenait de l’organisme même. Il créait autour de lui une bulle d’une dizaine de centimètres de diamètre dans laquelle la température avoisinait les soixante degrés. Les drones sous-marins n’ayant pas de capacité de prélèvements, il avait été décidé d’envoyer un submersible à cet endroit pour prélever l’espèce, l’étudier et peut-être trouver le Graal énergétique, celui de pouvoir garantir l’approvisionnement total en énergie de Yemaya en assurant son renouvellement infini grâce à la maîtrise de la reproduction de l’espèce. — En tout cas, si vous trouvez, je serais au chômage technique ! Ron le regarda d’un air interrogatif. — Je fais transpirer les Eléments pour les Unités de Production d’Energie. — Ah oui, j’avais oublié ça. A vrai dire, Ron s’en contrefichait. Il n’était généralement pas convié dans les UPE lorsque des pics de consommation étaient observés sur le Vaisseau. — Saviez-vous que la performance physique globale des Eléments diminue continuellement depuis deux ans ? — Non, je ne le savais pas. — Eh bien, j’ai fait mon analyse… Si… Kov était reparti dans sa litanie sportive compulsive. Pauvre Elément. Ici, la routine insupportable faisait vite tourner les pensées en boucle. |
En 2090, l’humanité a pris un nouveau chemin, celui de l’Océan. Le grand vaisseau Yemaya, qui dérive au gré des courants, abrite la dernière population humaine connue. Mis au ban de cette société qui se complaît dans ses règles morales et techniques strictes, Ron, chercheur en biologie marine, développe d’étonnantes visions télépathiques avec des personnes terrestres d’il y a presque 80 ans. Il y découvre des gens doués de sentiments et d’émotions, capables d’empathie comme de haine. Envoyé en exil sur Terre, il entreprendra un voyage de plusieurs mois à travers des paysages hors du commun et tentera de comprendre l’origine de ses visions. Mais un imprévu de taille vient transformer sa mission, il semble que la vie terrestre ait miraculeusement survécu…
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